dimanche 15 janvier 2012

Mars, 1956


Apparenté communiste, membre éclair de la SFIO, se reconnaissant humainement chez Pierre Mendès France, admiratif du pragmatisme gaullien, le jeune Chirac, sous-lieutenant du 11ème RCA, dans le 3ème escadron, a été oublié du classement des OER (Élèves Officiers de Réserve) de l'année 1955, lequel n'a, exceptionnellement, pas élu de major. Alors qu'une guerre qui ne porte pas son nom est engagée en Algérie, Chirac est affecté à Berlin en tant qu'interprète anglais-français-russe. Une visite chez son colonel suit  la réception de cette affectation.

CHIRAC : Je ne pars pas à Berlin, mon colonel.
LE COLONEL : Qu'est-ce que vous me racontez-là, sous-lieutenant Chirac. On a grand besoin, en Allemagne, de vos compétences linguistiques... Croyez-vous qu'en vous convoquant là-bas le capitaine puisse faire une blague ? L'armée ne tolère pas l'humour, que vous croyez pourtant dénicher dans ses rangs comme un chien fou qui ne se fie qu'à son odorat. Les ordres, de plus, ne se discutent pas. En temps de guerre, je vous le rappelle, on exécute les ordres sans sourciller ; les déserteurs, sans tourner de l'œil.
CHIRAC : Mon colonel, je vous approuve. Les ordres se placent au-dessus de tout - et j'adorerais d'ailleurs moi-même en donner. Je les reçois, par habitude, sans jamais les remettre en cause. Mais les habitudes sont nuisibles, mon colonel, dès qu'elles nous écartent de la bravoure et du droit chemin.
LE COLONEL : Expliquez-vous vite, sous-lieutenant, les colonels ne perdent pas leur temps en vaines conjectures, a fortiori quand leurs obligés font de grands discours. Je n'aime ni les cancaniers qui gémissent dans leur sommeil, ni les verbeux qui m'endorment par leur catéchisme. Aujourd'hui, c'est la guerre.
CHIRAC : Si je n'y vais pas, mon colonel, alors je ne vaudrai pas mieux qu'un déserteur. Plutôt mourir, mon colonel, sous les jupes de la Méditerranée, que d'aller croupir des mois en Allemagne !
LE COLONEL, qui pose une main sur l'épaule de CHIRAC : Ce qui t'anime, dans ce moment hautement tragique, est aussi pur que les neiges éternelles au sommet de l'Everest. Je suis, bien sûr, fier de ta grandeur d'âme. Mais tu vas me faire un sac de nœuds pas possible - et dont je ne pourrais jamais me dépêtrer - si tu ne fais pas ce qu'on te dit.
CHIRAC : Je m'en fous, mon colonel. Je pars.
(CHIRAC se dirige vers la porte.)
LE COLONEL : Chirac, attends un peu... (Il le regarde un court moment. Mais CHIRAC ne tient pas en place. Il a des fourmis dans les jambes, à moins qu'il ne soit à deux doigts de se faire dessus.) D'accord. Tu pars.
(CHIRAC sort.)
LE COLONEL : Maintenant, il va falloir que j'explique ça au général... (Il prend le combiné du téléphone qui est posé sur son bureau.) Allô, mon général. J'ai décidé que le sous-lieutenant Chirac...
LE GÉNÉRAL : Ce nom-là me dit quelque chose...
LE COLONEL : C'est le major des EOR de l'année 1955.
LE GÉNÉRAL : L'année dernière ? Je crois me souvenir d'une controverse, mon colonel. Autant vous dire que cela ne me plaît guère. La mémoire, qu'on sait vertueuse, n'oublie jamais rien sans raison. Pouvez-vous me rappeler le nom de cet homme.
LE COLONEL : Le sous-lieutenant Chirac, mon général. (Un silence de quelques instants.) Je viens de le recevoir et je...
LE GÉNÉRAL, furieux : Ce n'est qu'un cochon de communiste ! Comment osez-vous me parler d'un nuisible pareil. J'ai, sous les yeux, sa fiche : et c'est du propre : il est écrit communiste en lettre capitale !
LE COLONEL : Mon général, vous m'étonnez, je croyais l'avoir fait disparaître.
LE GÉNÉRAL : Ne dites pas des sottises à peine digne d'un civil. Nous ne sommes pas, mon colonel, dans une République bananière ; et encore moins en Union soviétique ! Je lis, deux lignes plus bas, qu'il a pris une carte socialiste. Cet énergumène n'est même pas un homme. Quelle requête, concernant cette bête-là, pourrait-elle faire l'objet de votre appel ?
LE COLONEL : Son régiment est appelé sur le front, mon général, mais lui est requis en Allemagne en tant qu'interprète multilingue. Je voudrais qu'il puisse se joindre à nos troupes et donner son sang pour la France.
LE GÉNÉRAL : Pour l'Algérie française, mon colonel.
LE COLONEL : Bien sûr, mon général, pour l'Algérie française.
LE GÉNÉRAL , après un silence : Croyez-vous seulement vos propres paroles, mon colonel ? Vous demandez à ce qu'un rouge venu de nulle part soit jugé digne de notre confiance ? Il ferait mieux d'aller, comme on le lui ordonne, parler russe en Allemagne ! C'est bien le moins qu'il puisse faire... Il a, je vous le rappelle, signé ce papier de jeune vierge qu'on appelle l'appel de Stockholm !
LE COLONEL : Il est, mon général, contre l'arme atomique. Mais il est pour la guerre.
LE GÉNÉRAL : Faites ce que vous voudrez, mon colonel. Retenez cependant que j'en prends bonne note. S'il causait un  incident, ou s'il s'opposait aux ordres d'attaque, croyez bien que je vous en tiendrais pour seul responsable.
LE COLONEL : Bien reçu, mon général. Au revoir, mon général. (Il raccroche le combiné.) Bon, bon, bon. Tout devrait bien se passer. Chirac est un soldat ; j'ai pu m'en convaincre lors des exercices. N'est pas major qui veut. Seulement, il peut, que dis-je, il va devoir être exemplaire. Cette guerre, inévitable, est pour son parcours militaire comme le grand oral de l'examen final. Il le passera... (Il réfléchit.) Pourvu pourtant qu'il n'en fasse pas qu'à sa tête. Ce garçon est tellement fougueux, sous ses airs d'être entier, qu'il pourrait bien s'avérer tout à fait insaisissable...


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